Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l'Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d'architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n'a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n'est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l'âge des choix. Aujourd'hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu'il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c'est cette histoire des comptes qu'on règle avec le passé et du travail aujourd'hui, entre PowerPoint et open space. C'est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l'envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d'un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.
Autrefois, Zem Sparak fut, dans sa Grèce natale, un étudiant engagé, un militant de la liberté. Mais le pays, en faillite, a fini par être vendu au plus offrant, malgré l'insurrection. Et dans le sang de la répression massive qui s'est abattue sur le peuple révolté, Zem Sparak, fidèle à la promesse de toujours faire passer la vie avant la politique, a trahi. Au prix de sa honte et d'un adieu à sa nation, il s'est engagé comme supplétif à la sécurité dans la mégalopole du futur. Désormais il y est «chien» -c'est-à-dire flic - et il opère dans la zone 3, la plus misérable, la plus polluée de cette Cité régie par GoldTex, fleuron d'un post-libéralisme hyperconnecté et coercitif. Mais au détour d'une enquête le passé va venir à sa rencontre.
Avec "Chien 51", Laurent Gaudé s'aventure dans le "futur" ; à la fois lyrique, philosophique et tragique, politique aussi, c'est toujours l'homme qu'il questionne.
Psychanalyste, Simon a fait profession d'écouter les autres, au risque de faire taire sa propre histoire. À la faveur d'une brèche dans le quotidien - un bol cassé - vient le temps du rendez-vous avec lui-même. Cette fois encore le nouveau roman de Jeanne Benameur accompagne un envol, observe le patient travail d'un être qui chemine vers sa liberté. Pour Simon, le voyage intérieur passe par un vrai départ, et - d'un rivage à l'autre - par le lointain Japon : ses rituels, son art de réparer (l'ancestrale technique du kintsugi), ses floraisons...
Quête initiatique qui contient aussi tout un roman d'apprentissage bâti sur le feu et la violence (l'amitié, la jeunesse, l'océan), c'est un livre de silence(s) et de rencontre(s), le livre d'une grande sagesse, douce, têtue, et bientôt, sereine.
Sa femme a été assassinée et violée. Wahhch se lance sur les traces du meurtrier, un Indien mohawk qui profane les plaies ouvertes dans le ventre de ses victimes. De cette poursuite du monstre, les animaux sauvages ou domestiques sont les témoins, se relayant pour prendre en charge la narration. Une fascinante geste initiatique polyphonique et animiste.
Empire dérisoire que se sont constitué ceux qui l'ont toujours habité comme ceux qui sont revenus y vivre, un petit village corse se voit ébranlé par les prémices de sa chute à travers quelques personnages qui, au prix de l'aveuglement ou de la corruption de leur âme, ont, dans l'oubli de leur finitude, tout sacrifié à la tyrannique tentation du réel sous toutes ses formes, et qui, assujettis aux appétits de leurs corps ou à leurs rêves indigents de bonheur ou d'héroïsme, souffrent - ou meurent - de vouloir croire qu'il n'est qu'un seul monde possible.
Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de milan pour rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du vatican pour ensuite - si tout va bien - changer de vie.
Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa zone (d'abord l'algérie puis, progressivement, tout le proche-orient) ont livré à francis servain mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite. ). mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en croatie et en bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.
Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. zeus, athéna aux yeux pers et arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. car peu à peu prend forme une fresque homérique oú se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs.
Et aussi les parques de sa vie intérieure : intissar l'imaginaire, la paisible marianne, la trop perspicace stéphanie, la silencieuse sashka. s'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une oeuvre de mort. cinquante ans après la modification de michel butor, le nouveau roman de mathias enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une iliade de notre temps.
Alexandre le Grand va mourir. Qui lui succédera à la tête du royaume ? Qui perpétuera l'insatiable esprit de conquête qui l'a animé ? Qui saura apaiser son âme ? Pour incarner cette figure héroïque, Laurent Gaudé renoue avec le souffle épique qui a fait le succès de La Mort du roi Tsongor (Prix des libraires, prix Goncourt des lycéens).
Sans cesser de rappeler les éléments du désastre, ces poèmes cherchent la lueur de l'aube.
Ils convoquent les éléments, la matière, sa puissance. Il condamne l'homme et ses débordements, chante ses déambulations, celles qui le propulsent finalement vers l'état de résistance, celui du combattant qui tente de restaurer sa vie, sa liberté et l'existence des siens.
Après "L'invention des corps" et "Le grand vertige", toujours en phase avec les vibrations du monde, Pierre Ducrozet change de focale pour raconter une famille dont l'astre vital est la musique, une famille où l'amour (et les malentendus) circulent dans toutes les tonalités. Où l'on retrouve son énergie, sa plasticité, sa vitesse au service d'une profondeur nouvelle dans une anti-saga affranchie des modèles, une histoire intime, sauvage et informelle de la musique au XXe siècle, un roman qui danse et qui sonne comme un concert et une tempête. Au plus près des personnages, dans l'exploration de ce qui les lie et les délie, "Variations de Paul" nous happe et nous bouleverse.
En 1789 débarque à Paris le violoniste prodige George Bridgetower, neuf ans, accompagné de son père qui le rêve en Mozart. Fils d'un Nègre de la Barbade et d'une Polonaise, élève de Haydn, le garçon démarre une carrière qui se poursuivra bientôt en Angleterre et l'amènera à devenir ami avec Beethoven qui lui écrira une de ses plus belles sonates. Un roman avec pour toile de fond la condition des Noirs qui mêle aux bouleversements politiques et sociaux suscités par les idées des Lumières ceux du monde de la musique et des sciences.
Un viol, une disparition (vécue comme un abandon), un passage à tabac, trois moments de violence inouïe qui creusent la béance sur laquelle s'échafaude, dès avant l'âge « adulte », la jeune vie d'un garçon homosexuel. Trois souvenirs d'adolescence qui signent plus encore que la fin de l'innocence, la fin prématurée des promesses. Ce texte brûlant, le plus intime et le plus cru de Daniel Arsand, peut se lire comme le making of de son incroyable roman, "Je suis en vie et tu ne m'entends pas". Mais aussi, comme le un-making de toute une vie ou les effets des violences sexuelles sur la vie et la construction de ceux qui les subissent.
Au Struthof (seul camp de concentration nazi ouvert sur le sol français), Pierre Delmain, écrivain et déporté politique, endosse un rôle déterminant : à mains nues, convoquant ses forces ultimes, il achève les déportés quand leur état les rend impropres aux « expériences scientifiques » menées sur place. Avec douceur, empathie, humanité. Il ne se le pardonne pas pour autant. Alors il s'échappe. Dans ses rêves. Littéralement.
À Paris, Saül Berstein, collectionneur d'art, retarde dans les vapeurs de mescaline et la fréquentation de la beauté le moment de croire à la violence et à la laideur extrêmes de l'horreur qui le traque.
Imprévisible et subtilement engagé, Raphaël Jerusalmy orchestre brève la rencontre cruciale de deux destins et accomplit un tour de force romanesque stupéfiant.
Parcours de lutte et de rébellion, voyage au centre de l'héritage familial, aventure politique intime et histoire d'une rédemption amoureuse, Les Insurrections singulières emboite les pas d'abord incertains d'un fils d'ouvrier en délicatesse avec lui-même. Entre la France qu'on dit profonde et la misère ensoleillée et relative du Brésil, sur les traces d'un pionnier oublié de la sidérurgie du XIXe siècle, Jeanne Benameur signe le roman d'une mise au monde.
Entre le "Kannjawou", un bar où nantis et représentants des forces d'occupation d'Haïti vont faire la fête et la rue de l'Enterrement où, à l'orée de l'âge adulte, quelques jeunes gens déshérités se cherchent un destin, Lyonel Trouillot brosse le portrait d'une humanité en proie à ses illusions ou à ses renoncements face à la confiscation séculaire, en Haïti, du devenir d'une population et de sa culture que ne cesse de nier, sans coup férir, le pragmatisme des stratégies internationales.
Une Cité portuaire, une succession de dérèglements, de disparitions : un enfant, un morceau de terre, un Guide Suprême déjà mort plusieurs années auparavant... Ronde de personnages saisis au coeur du vertige - des hommes et des femmes « qui tombent », en somme -, mystère topographique, plongée dans les sables mouvants de l'intranquillité contemporaine, un premier roman-monde en haute définition et diablement DeLillien par un auteur-regardeur de 26 ans doué d'une puissance d'évocation impressionnante.
La fête bat son plein à la Villa rose pour la célébration de fin d'études de Raffaele, héritier de la riche famille des Delezio. Tout le village est réuni pour l'occasion : le baron Delezio bien sûr ; sa femme, la jeune et divine Tessa, vers laquelle tous les regards sont tournés ; César, ancien carabinier devenu bijoutier, qui est comme un père pour le jeune Libero ; et bien d'autres. Pourtant les festivités sont interrompues par un drame. Au petit matin, les événements s'enchaînent. Ils conduisent Libero sur les hauteurs de l'Argentu au péril de sa vie.
Situé au coeur d'un Sud imaginaire, aux lourds secrets transmis de génération en génération, "Les Silences d'Ogliano" est un roman d'aventures autour de l'accession à l'âge adulte et des bouleversements que ce passage induit. Un roman sur l'injustice d'être né dans un clan plutôt qu'un autre - de faire partie d'une classe, d'une lignée plutôt qu'une autre - et sur la volonté de changer le monde. L'ensemble forme une fresque humaine, une mosaïque de personnages qui se sont tus trop longtemps sous l'omerta de leur famille et de leurs origines. Placée sous le haut patronage de l'"Antigone" de Sophocle, voici donc l'histoire d'Ogliano et de toutes celles et ceux qui en composent les murs, les hauts plateaux, les cimetières, les grottes, la grandeur.
Ce «petit» récit historique relate en vérité une «grande» affaire : celle du complot du harem qui a eu lieu à la fin du règne de Ramsès III. Pour composer une relation qu'elle attribue à Préemheb, scribe de la Maison du Roi, Simonne Lacouture s'est rapportée à des documents dont elle cite de nombreux extraits. Mais en écrivain qui sait l'importance du ton dans un texte de cette sorte, elle a aussi pris soin de conduire son récit - complot, assassinat, procès - avec un sens poétique qui n'en est pas le moindre charme. La Mort de Pharaon est suivi d'une notice de Serge Sauneron, égyptologue réputé, qui résume, en historien, tous les éléments connus du dossier Ramsès III.
La vie de Lucia a basculé depuis la disparition de sa fille. Le jour de son enlèvement, l'adolescente portait le maillot de son idole, Lionel Messi. Depuis, sa mère parcourt les collines à la recherche des cadavres ensevelis par les cartels mexicains. Des corps de femmes souvent, que des criminels abandonnent dans les fosses clandestines, les puits oubliés, les trous creusés à la hâte dans le désert. Mais dans un pays résigné face à l'impunité, la force de Lucia, sa volonté furieuse et brûlante de résister, de ne pas se résoudre à accepter l'infamie - celle du mensonge et de la complicité de l'État, celle d'une jeunesse décimée et de ces vies en suspens - deviennent vite embarrassantes pour les trafiquants et leurs protecteurs.
C'est dans ce décor tragique que Messi entre en jeu, lors du match de demi-finales de la Ligue des champions. Le ravisseur en a décidé ainsi : si le Barça gagne, il libère la jeune Bianca. Sinon, elle sera exécutée. Paradoxe insensé faisant coexister la futilité d'un championnat de football et le prix dérisoire d'une vie...
Un texte sombre et incantatoire, à l'écriture pénétrante - comme les tiges de fer et les pioches qui fouillent ces terres voraces -, pour sonder l'ampleur des fissures invisibles, des séismes silencieux qu'elle révèle.
Une femme vit dans un pavillon caché au fond d'un jardin arboré.
Face à elle, son compagnon s'installe pour le petit-déjeuner, un certain Roland, qui paraît pointilleux : ses gestes, sa voix, sa façon de toucher les cheveux d'Ingrid, tout semble se produire selon un rituel auquel elle se plie à la perfection.
Au sol, un trait de peinture délimite l'espace de la cuisine, le souligne. Un trait blanc que cette femme ne franchit jamais pour s'avancer dans le couloir le temps d'accompagner Roland chaque matin jusqu'à la porte d'entrée. Un trait qui semble tracé dans sa tête...
Ingrid reste à l'intérieur de la grande maison. Rosalie, leur fille, est avec elle. Autour de son lit des livres recouvrent les murs. Il n'y a pas de fenêtre dans sa chambre.
Que se passe-t-il dans la tête d'Ingrid, cette femme au léger accent nordique ? Pourquoi demeure-t-elle ainsi immobile, retenue, enfermée, empêchée ? Quel trouble relationnel peut ainsi régir deux vies jusqu'à l'invisibilité ?
Ce livre se situe au centre de cette énigme. Un roman inquiétant, des personnages envoûtants que Denis Lachaud interroge à l'extrême pour circonscrire l'ampleur et le rôle de la contrainte comme moteur ultime de la révélation de soi. Un roman vertigineux, en déséquilibre parfait sur le fil de la violence, fil blanc tel un trait silencieux, qui déconstruit l'individu tout en ouvrant en lui un passage insoupçonnable vers le double jeu salvateur.
Un chirurgien très respecté abandonne son épouse dans un aéroport. Il disparaît lors d'une escale alors qu'ils partent ensemble pour Sydney. Cette femme anéantie est sculpteur, sa pratique la sauvera.
Ce livre explore ce qui, dans la vie d'un homme capable d'un grand amour, peut générer une telle lâcheté. Un magnifique roman sur les hommes, sur ce que leur mère et leur milieu leur lèguent ou leur imposent - ces empreintes, ces failles originelles dépassant de très loin l'exaltation du désir qui accompagne nos vies.
En 1855, aux Antilles danoises dont son époux est le gouverneur, Regine Olsen apprend la disparition de Søren Kierkegaard qui l'aima avec ferveur et rompit leurs fiançailles. Séparée de ces événements par un océan et quinze années, bien que mariée et heureuse, elle ne cesse de s'interroger : de quelle difficulté à vivre Kierkegaard souffrait-il, pourquoi une étrange malédiction semble-t-elle peser sur sa famille ? Au fil des ans, des décennies, de retour à Copenhague, Regine poursuit sa quête dans ses lectures, ses souvenirs, ses échanges avec un neveu et une nièce du disparu, cependant que grandit la renommée de ce dernier.
Nourri notamment des journaux et de la correspondance de Kierkegaard, ce roman à plusieurs voix explore les dimensions tout à la fois poétiques et tragiques d'un penseur qui ne se voulait pas philosophe et chérissait les arbres, les chevaux, les oiseaux et Mozart. Un personnage énigmatique qui tour à tour se révèle et se dérobe à travers ce tissage entre l'existence et l'oeuvre.
A bientôt cinquante ans, celui qui raconte l'histoire est cet ex-jeune homme féru de littérature, dont les trois autres, parce qu'il commettait alors en secret des poèmes d'amour destinés à séduire d'inaccessibles jeunes filles, aimaient à se moquer un peu en l'appelant "l'Ecrivain". Les trois autres ? Les "Aînés", à savoir : "l'Historien", "l'Etranger" et Raoul. A une époque désormais lointaine, ces quatre-là avaient en effet, pendant quelque temps, bricolé leur aléatoire petite communauté de solitudes, jouant, presque chaque jour, à longueur de soirées, dehors, sous l'arbre d'une cour de Port-au-Prince, une interminable partie où circulaient, en lieu et place de cartes à jouer, leurs récits à chacun. Et leurs mensonges. Aujourd'hui, l'aspirant-poète, devenu entre temps un écrivain reconnu, participe à un colloque littéraire. Dans l'assistance, il vient d'apercevoir une jeune femme vers laquelle il se sent soudainement porté comme s'il avait, toutes affaires cessantes, à lui raconter une histoire. Son histoire. Mais, pour ce grand timide, pour cet homme de l'écrit, pour cet homme qui sent que la jeunesse est en train de déserter son corps, toute parole est périlleuse car trop nue, exhibitionniste presque et, c'est pourquoi il se résout à adresser une lettre à la jeune femme. Pour l'écrire, il dispose du temps que dure le colloque. C'est de l'amour - et d'amour ? - qu'il aimerait parler à l'élue anonyme, sans doute, se dit-il, pour lever un tabou très ancien et dont il souffre à présent. Mais comment faire quand on se considère comme un analphabète en la matière ? Est-il imaginable de vouloir faire ses premiers pas, à cinquante ans, sur les territoires du discours amoureux - genre honni et qu'on a donc fui depuis toujours ? Craignant que sa "déclaration" ne ressemble à quelque testament qui ne lèguerait rien, l'écrivain, ironiquement soudain en manque de langage, substitue alors au lexique et à la syntaxe amoureuse qui font si cruellement défaut, le récit de l'expérience, cruciale, qu'il vécut, à vingt ans, dans le commerce des "Aînés", ces trois hommes, seuls, comme lui - mais, à sa différence, alors déjà en fin de parcours. Ces trois réfugiés de la vie, ces trois " clandestins " en quelque sorte, échoués là, dans la modeste pension de famille où l'étudiant sans ressources avait lui aussi élu domicile, ces hommes qui, au moins, savaient l'art de raconter leurs histoires et même leurs histoires d'amour, plus réelles d'être parfois peut-être admirablement fictives ! Sous l'arbre, leurs récits prenaient l'allure d'épopées et d'affabulations merveilleuses chez l'Etranger, le vieux voyageur toujours farouche et revenu de tous les tours du monde ; de diatribes courroucées, polémiques, douloureuses chez l'Historien, grand bourgeois mis au ban de son milieu d'origine pour avoir abandonné son statut prestigieux et ses recherches afin de consacrer à l'alcool le reste de son existence ; de fables à double-fond et autres énigmes chez Raoul, le retraité de la fonction publique qui aimait bien les cimetières. Trois Socrate fracassés et improbables, trois aèdes, trois vivants, trois perdants magnifiques, trois amants, trois menteurs, que le jeune homme, médusé, a écoutés des soirées entières, dans un silence respectueux, une inquiétude fascinée, engrangeant les enseignements contraires que prodiguent l'éphémère et la mémoire, découvrant, avec effarement, la fiction dans la mémoire et la mémoire dans la fiction. Et que l'amour est parfois plus fort hors du langage.
Avec ce livre et après Bicentenaire (très remarqué pour la manière dont il mettait en scène les événements sanglants qui bouleversèrent Haïti à la fin de 2003), Lyonel Trouillot, abandonnant pour l'heure la veine "engagée" de son écriture, propose, sur un mode lyrique et personnel, une superbe méditation sur l'imaginaire, l'amour et la mémoire. Et c'est en écrivain au sommet de son art qu'il dévoile ici la nature intime du rapport, singulier et bouleversant, qu'il entretient avec la fiction.
Il y a bien longtemps que, toutes les nuits, Antoine, la quarantaine, se défait de son costume d'époux et de père de famille modèles pour succomber, dans le bar dont il est propriétaire en Corse, à la tentation de l'alcool et, bien souvent, du sexe - au plus loin de l'amour.
Prononcée par sa femme, "l'immaculée" Lucille, au beau milieu d'une étreinte conjugale à laquelle il l'a forcée, une phrase énigmatique va, un matin, faire exploser tout l'hypocrite dispositif sur lequel repose son existence, et le contraindre à un impossible examen de conscience. Dans son désarroi, Antoine se tourne alors vers Paul, son frère cadet, qui vit, clochardisé, dans la maison de village familiale où il s'est retiré après avoir naufragé lors d'une expérience parisienne calamiteuse...
Frères de sang et désormais frères en désastre, tous deux s'interrogent, chacun à sa façon, sur la nature du destin qui leur a été fait - peut-être par la "maladie insulaire" qui enfièvre les puissances de la mémoire, substituant le délire de ses images à la prise en compte des catastrophes bien réelles qui, au présent, menacent...
Sur les murs que la filiation érige entre les êtres, sur la toxicité des obsessions qui s'entretiennent sous le dangereux gouvernement de l'esprit d'un lieu - l'île aux sombres secrets enfouis dans la splendeur des paysages -, sur la rémanence du sacré et les tentations du mysticisme, sur l'impossible choix entre sexualité païenne et vénération amoureuse, sur les noces, enfin, à jamais contrariées, entre l'esprit de l'homme et le monde qu'il habite, Jérôme Ferrari propose, avec ce roman ardent et rebelle, une variation somptueuse.
Des lendemains de l'incendie de Louvain aux années de la montée du nazisme, Henry Bauchau raconte une enfance et une adolescence qui pourraient être siennes, marquées par le sentiment de l'étrange défaite, prélude à la disparition d'un mode de vie qui, aujourd'hui, semble inconcevablement éloigné.